Politique

La révision de la Charte des Nations-Unies et les pays d'Outre-Mer

Samedi 11 Décembre 1954

La séance est ouverte sous la présidence de M. Paul Coste-Floret.

M. le Président. Mesdames, Messieurs, la séance est ouverte.

Je suis tout d'abord chargé d'une mission pénible qui consiste à excuser le conférencier d'aujourd'hui. Notre ami Juglas n'a pas pu rentrer à temps à Paris pour nous présenter l'exposé qu'il avait été chargé de préparer. Mais, si nous regrettons tous profondément cette absence, l'auditoire ne perdra rien puisque Georges Le Brun Keris qui, comme vous le savez, est un spécialiste de ces questions-là, va vous parler maintenant de l'organisation des Nations Unies et des Territoires d'Outre-Mer. C'est un sujet brûlant qu'il convenait de mettre à l'Ordre du jour de Journées d'Outre-Mer, pour un Mouvement comme le Mouvement Républicain Populaire.

En effet, nous avons toujours dit que nous étions des anti-colonialistes ; or, s'il y a un lieu géométrique du colonialisme, j'ai le regret de dire que, pour moi, c'est l'organisation des Nations-Unies et plus spécialement, pour mettre les points sur les « i », sa quatrième Commission.

Il est par conséquent tout à fait normal que nous abordions ici un problème de ce genre : le colonialisme est, avec le nationalisme dont il n'est hélas qu'un reflet, et le racisme qui est une expression particulièrement abjecte de l'un et de l'autre, l'un des faux problèmes que l'on pose en matière coloniale.

Il était donc urgent que nous nous penchions sur cette question et que nous essayions ensemble de l'approfondir pour voir comment la résoudre.

Je ne doute pas que la discussion qui s'engagera à l'issue de cet exposé sera particulièrement féconde et je cède la parole à Georges Le Brun Keris, immédiatement.

M. Le Brun Keris. Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,

Je vous demanderai, en effet beaucoup d'indulgence puisque je dois remplacer très au pied levé notre ami Jean-Jacques Juglas, retenu, si je puis dire, par le sujet, puisque c'est à l'Organisation des Nations Unies qu'il est encore et que c'est ce qui l'a empêché d'être parmi nous.

Vous vous êtes peut-être demandé pourquoi ce titre « La révision de la Charte des Nations Unies et les pays d'Outre-Mer », c'est que – et j'ajouterai tout de suite hélas – la Charte des Nations-Unies est, à partir de l'an prochain, révisible. Dix années nous séparent, désormais, de la conférence de San Francisco et la Charte des Nations peut être révisée, de plus, elle peut l'être très facilement. C'est en effet un point qui la distingue de l'ancien Pacte de la Société des Nations qui avait bien une procédure de révision, mais tellement complexe qu'on n'était jamais parvenu à la mettre en œuvre. Un amendement avait enfin été voté, mais il n'a pu franchir un dernier cap qui a été le veto de l'Iran.

Au contraire, la Charte des Nations Unies est très facile à réviser. Il suffit d'une conférence qui peut être réunie à la diligence de n'importe lequel des membres, pourvu que l'Assemblée se soit prononcée à la majorité des 2/3 et cette conférence peut elle-même, à la majorité des 2/3 voter n'importe quelle modification du texte initial. Il suffit donc deux fois d'une majorité des 2/3, et on peut ajouter que si elle a été acquise la première fois, elle a toutes chances de se retrouver à la conférence et on peut ajouter aussi que si elle a été acquise, mettons pour abolir le droit de veto – je parle d'une mesure généralement peu populaire ! - elle peut se saisir du Pacte en n'importe laquelle de ses parties, et elle peut, à ce moment-là, créer dans le Pacte initial toutes les perturbations qui lui conviennent.

C'est vous dire que c'est un problème qui ne se pose pas aujourd'hui, mais qui se posera dans l'année 1955 très certainement, c'est-à-dire que nous en sommes encore au point où on peut agir, car malheureusement, quand on en sera à voir des grands titres dans les journaux, il n'y aura presque plus d'option, et en général, à ce moment-là, les résultats sont imposés à un problème parce que les données en sont complètement inscrites.

Nous en sommes encore au point où on peut agir sur les données et on n'agit sur la solution des problèmes – je ne suis pas un très bon mathématicien, mais j'en ai la conviction – que dans la mesure où on agit sur les données.

Or, nous en sommes au point où on peut encore faire quelque chose, ou tout au moins, au point où on peut encore se préparer. En effet, il arrive trop souvent ceci : quand on n'a pas vu une éventualité difficile, quand on n'a pas prévu suffisamment à l'avance, une échéance, on court un double risque, celui de tout lâcher, parce qu'on n'a pas prévu la façon de se défendre, ou celui des nervosités, des irritabilités, des vetos imposés avec violence, parce qu'encore une fois, là encore, il y a l'impréparation et que l'impréparation engendre fatalement la nervosité.

Alors, si le MRP a voulu mettre ce sujet à l'ordre du jour, c'est parce que nous avons 6, 8, 10 mois pour réfléchir, c'est parce que nous pouvons encore modifier les données du problème, c'est parce qu'au moins nous pouvons essayer si nous sommes au pouvoir, - ou influer si nous sommes dans l'opposition – de faire sentir les voies où il faut diriger et déterminer dans le froid, dans le calme, au moment où on n'est pas encore complètement dominé par l'acuité du problème, quelles sont les décisions qui s'imposent, réfléchir, préparer les voies. Nous le pouvons pour très peu de temps probablement encore, car il est à peu près certain que la question va surgir et qu'elle n'attendra pas la dernière minute pour surgir, car si je ne suis pas sûr que, dans l'ensemble du pays il y ait une très grande préparation à aborder ce problème, et même simplement à savoir qu'il se pose, d'autres se préparent et vous pouvez être sûrs que cette Conférence sera convoquée et vous pouvez être sûrs des amendements dores et déjà ; tout à l'heure nous les verrons et d'avance, je suis prêt à vous les décrire, car je suis sûr des amendements qui seront proposés à la Charte, non pas dans les étoiles, mais sur le papier, ce qui est encore plus clair, car la Charte des Nations-Unies a été un texte – et je m'excuse d'être très juridique, mais cela tient au sujet – extrêmement modéré et qui n'allait loin dans aucun domaine, un texte qui réservait presque la question.

Les problèmes d'Outre-Mer y sont abordés dans les titres XI et XII. Je serai tenté d'en parler toujours à l'inverse et de parler toujours du titre XII qui concerne les tutelles avant de parler du titre XI qui concerne l'ensemble des pays d'Outre-Mer.

Texte brûlant le titre XII, institue les Tutelles, les trusteeship sur un certain nombre de territoires, sur des catégories de territoires déterminés : ces catégories, ce sont les pays qui ont été enlevés à l'ennemi commun pendant une des deux dernières guerres mondiales, ou les pays que, volontairement – ce qui ne s'est pas présenté d'ailleurs – on mettrait sous ce régime.

Un organisme est constitué pour superviser la puissance qui administre ces territoires, c'est le Conseil de Tutelle. Normalement, c'est le seul cas effectif : ces pays, mis sous tutelle, sont gouvernés, administrés par une puissance de Tutelle dont le rôle est déterminé par un accord, un traité passé entre l'Organisation des Nations Unies, les puissances principalement intéressées – on a compris que c'étaient les puissances qui étaient dans le voisinage – et la puissance chargée elle-même de l'Administration.

Une autre éventualité est possible qui n'est pas la plus rassurante, c'est ce que l'on appelle le trusteesship conjoint, la tutelle conjointe, c'est-à-dire que cette tutelle soit exercée soit par l'ensemble des Nations Unies par exemple, directement par le Secrétariat des Nations Unie, soit par un collège de puissances, une sorte de praesidium de puissances rassemblées pour exercer la tutelle.

Voilà le régime actuel qui, d'ailleurs, dans les faits reste très peu poussé et pour une raison très simple, c'est que c'est avant tout ce traité passé avec la puissance administrante qui est la Charte, la loi, et que les traités passés en 1946 ont prévu un certain nombre d'institutions, institutions qui, d'ailleurs, sont dans la Charte, comme les missions de visites ou les pétitions. Nous y reviendrons d'ailleurs, mais cela ne va pas très loin, et nous examinerons tout l'effort qui, déjà, a été fait pour dépasser ce cadre.

En ce qui concerne les pays d'Outre-Mer proprement dits, dits territoires non autonomes, les obligations de la Charte sont encore plus restreintes quant à la lettre – je ne parle pas quant à l'esprit – puisqu'elles se bornent à peu près uniquement à la transmission de renseignements d'ordre économique et social, un point c'est tout !

Ceci a été dû à un certain nombre de circonstances : vous comprenez qu'au lendemain de la guerre, rien ne s'était cristallisé, les puissances étaient plus occupées à se surveiller les unes les autres qu'à faire un travail constructif. Les traités de Paix n'étaient pas signés : non seulement le Japon continuait la guerre, mais ce n'est qu'au milieu de la Conférence qu'est intervenue la reddition de l'Allemagne. Par conséquent, les puissances étaient surtout occupées à s'espionner elles-mêmes et à voir comment, à travers cette espèce de conférence préliminaire, elles pouvaient prendre position en vue des futurs traités de Paix.

Seulement, voyez-vous, si ce cadre initial a été ce cadre très vague, très restreint, ce cadre qui, vraiment normalement ne devrait porter ombrage à personne, il a permis une manœuvre politique et cette manœuvre politique, c'est à elle que Paul Coste-Floret faisait allusion à l'instant, cette manœuvre politique c'est le déchaînement d'un certain nombre d'impérialismes qui se sont d'ailleurs donné un visage moral : il est en effet assez fréquent, à notre époque que les impérialismes se donnent des visages moraux et, mon Dieu, c'est encore un moyen meilleur de réussir, que d'invoquer une idée morale, une grande pensée, et un grand dessein, pour des objectifs beaucoup plus précis et beaucoup moins nobles !

Alors, on a lancé une grande campagne et on l'a baptisée « anti-colonialisme » et, certes - et Paul Coste-Floret avait raison de le rappeler – nul n'est plus anti-colonialiste que nous : j'ajouterai que si jamais quelqu'un à notre époque, est encore colonialiste – et il y en a – jamais il n'osera le dire : il y a de ces sentiments qui, quelquefois sont professés dans le secret des cœurs, mais qui jamais ne sont affirmés. Or, s'il y a encore des colonialistes, s'ils sont encore virulents, s'ils sont encore dangereux à certains moments, s'ils sont encore oppressifs, je crois que jamais personne, à notre époque, n'oserait s'en réclamer effectivement et dire : « Je suis colonialiste ». Non, si bien que si je parle d'anti-colonialisme, je tiens absolument à préciser dans quel sens. Il ne s'agit pas du sens moral, du sens où nous sommes tous anti-colonialistes – et même si nous ne l'étions pas nous dirions que nous le sommes – non, il s'agit d'une manœuvre d'un certain nombre d'impérialismes que je vais vous décrire afin que, justement, il ne puisse pas y avoir d'équivoque, et afin que, justement, on sache exactement quelle est la nature de l'offensive qui est menée, et qu'on soit assuré que ces raisons ne sont pas du tout des raisons morales.

Certes, le tout début a été extrêmement simple : les pays d'Outre-Mer relevaient d'un petit nombre de puissances et il se trouvait que ces puissances sortaient, toutes, affaiblies de la guerre et déjà, rien que devant cette sorte de déplacement du rapport des forces, on était poussé, presque obligatoirement à jeter les yeux sur ces puissances et à voir ce que l'on pouvait tirer de leur affaiblissement.

Cela a été, si vous voulez, l'histoire de la première ou de la deuxième année. On a vu que la France, la Grande-Bretagne, la Hollande, la Belgique - pour ne citer que les puissances, jadis les grandes puissances qui tenaient le haut du pavé - sortaient singulièrement affaiblies de deux guerres consécutives. Il était évident alors  qu'un certain nombre de pays qui eux, non seulement n'avaient pas été affaiblis par ces guerres, mais en sortaient enrichis, ayant en tout cas leur poids dans le monde, singulièrement accru, regardaient vers ces pays affaiblis.

Mais surtout, il y a eu deux autres faits et ceci, après la première année, après cet espèce de déchaînement presque instinctif dû à un simple déplacement des forces, un déplacement du poids ; les choses se sont alors précisées et d'abord un fait qui est, je crois, le fait politique le plus important de notre époque, beaucoup plus important que la question allemande, beaucoup plus important que la cassure entre les Grands, ce fait de beaucoup le plus important c'est ce que j'appellerai « la révolte des peuples sous-développés ».

Il est absolument certain qu'il y a une moitié du monde dont le niveau de vie est cinq fois supérieur à celui de l'autre moitié. Il en a toujours été ainsi, mais autrefois, les pays étaient séparés par des dizaines et des dizaines de jours de navigation, et alors les peuples sous-développés, pour employer la terminologie pudique que l'on emploie aujourd'hui, ne savaient pas quelle était exactement leur misère, car on ne connait sa misère que quand on sait qu'il peut y avoir d'autres niveaux de vie qu'elle.

Maintenant, nous cohabitons tous ensemble et, par ce simple rapprochement, il se fait un mélange explosif entre les peuples sous-développés, les peuples prolétaires, les peuples dont le niveau de vie est le 5ème du nôtre et les peuples aristocrates que nous sommes nous, peuples d'Europe Occidentale, et c'est une espèce d'immense révolte contre les peuples aristocrates que nous sommes, une immense révolte qui emprunte le vocabulaire du nationalisme, de l'anti-colonialisme, mais qui est quelque chose de plus social, de moins politique, mais de beaucoup plus profond, parce que c'est sociale qu'est la révolte de ces peuples sous-développés, de ces peuples de misère et c'est si vrai que c'est principalement social, que vous voyez que cette révolte est plus virulente chez les pays prétendus indépendants, car on n'est jamais indépendant quand on a ce niveau de vie.

Quels sont les peuples chez lesquels cette révolte a été la plus frappante ? Vous trouvez l'Iran, l'Inde émancipée, l'Indonésie, et ceci parce que nous avons à faire à quelque chose de plus profond. Ce serait presque simple s'il s'agissait d'accorder l'indépendance pour guérir, malheureusement, le problème est plus profond. Il s'agit de satisfaire, non pas à une aspiration d'ordre sentimental ou patriotique, mais d'apaiser la faim de la moitié du monde, et cela pose des problèmes plus ardus, cela pose des problèmes autrement plus compliqués.

Cette révolte, elle aussi, a été un courant qui allait être exploité – et qui allait l'être concurremment à la baisse de tonus, à la baisse de puissance d'un certain nombre de puissances – par les nouveaux seigneurs.

Les nouveaux seigneurs, nous en trouvons, et en premier l'URSS. Je vais vous décrire ces anti-colonialismes, qui ne sont que des impérialismes, et auxquels je refuse le nom d'anti-colonialisme, car l'anti-colonialisme est un mot noble et l'attitude de ces puissances n'a pas la noblesse de ce mot !

Vous trouvez donc d'abord, parmi ces seigneurs, l'URSS. Son attitude s'explique. Il est normal que l'URSS cherche à tourner les puissances occidentales, qui se trouvent être les puissances administrantes, en les prenant par leurs arrières et en les affaiblissant. Il est certain que le jour où l'Europe se trouverait réduite à l'extrême bout du territoire asiatique et n'aurait plus ni l'Afrique du Nord, ni ces pays dans sa mouvance, le rapport des forces serait déplacé.

La volonté de l'URSS d'animer et de poursuivre ces intrigues dans les pays d'outre-mer est tellement évidente qu'elle n'a pas besoin d'être glosée, malgré son anti-colonialisme apparent. Je vous rappellerai simplement pour vous montrer que ce n'est pas un souci moral, que l'URSS est une puissance coloniale : non seulement, elle s'est comportée ainsi quand, - et on l'a trop oublié – au lendemain de la guerre, elle avait demandé pour son lot un morceau des colonies italiennes – car elle l'avait quand même demandé et il ne faut pas l'oublier – mais de plus, parce qu'elle a quand même sous sa mouvance, elle a contre ses frontières un certain nombre de pays, et tout ce que nous savons de ce qui se passe chez les Kirghiz ou les Ouzbegs, c'est que là sévit un colonialisme.

Je vous rappellerai même une impression personnelle. Ce qui m'a le plus frappé en URSS ça a été le degré de colonialisme. Quand vous allez dans un Ministère, dans une Administration, j'aime autant vous dire que vous ne voyez jamais, jamais, que des grands russiens à l'exclusion de toute les autres espèce d'allogènes. Il existe une dictature extrêmement ferme et extrêmement nette des grands russiens sur toutes les autres populations.

C'est vous dire que le côté moral de cet anti-colonialisme me paraît assez douteux, par contre, sa volonté politique est trop claire, trop facile, trop simple, trop explicable, trop naturelle pour qu'il y ait des raisons de gloser plus longtemps.

L'attitude des États-Unis est moins explicable. Certes, on peut invoquer le désir, pour ce pays, d'être notre successeur sur un certain nombre de marchés et je dirai immédiatement que ce souci, bien des dirigeants américains doivent l'avoir. Je ne crois pas, d'ailleurs qu'il soit convenable de s'en exagérer la portée, car chacun d'entre nous sait quel mal on a à trouver des investissements américains dans des pays sous-développés.

Les capitaux américains sont ceux qui, de beaucoup, dans le monde, se risquent le moins et, pour se placer dans un pays sous-développé, ils demandent des garanties à leur Gouvernement et aux autres comme aucun capitaliste dans le monde entier n'en demande.

Seulement, je crois quand même, n'étant pas marxiste, que l'économie n'est pas l'explication de tout et que l'anti-colonialisme américain a d'autres racines qui sont des racines qui, justement, relèvent de la psychologie. On nous dit toujours que c'est le réflexe d'une colonie émancipée. Si on présente la chose aussi simplement, je ne suis pas sûr que ce soit vrai, parce que les Américains ne sont quand même pas si bêtes qu'ils ne sachent être les descendants des colonisateurs et non pas des colonisés qui ont été préalablement exterminés, en ce qui concerne les Peaux-Rouges.

Je crois, au contraire, que ce n'est peut-être pas un réflexe d'ancienne colonie, mais plutôt un réflexe d'ancien colonisateur et que ce peuple, qui est un peuple moral, puritain, un peuple soucieux de morale au suprême degré, se rappelant son double péché originel du meurtre des Indiens et de la question noire, expie chez les autres ce double péché originel et c'est je crois la racine psychanalytique de l'anti-colonialisme américain.

C'est si vrai qu'on peut en observer le rythme hebdomadaire : c'est tous les lundis qu'il y a le déchaînement parce que la veille, on a assisté au prêche, et ce rythme est vérifiable ; c'est le lundi que Mme Roosevelt se livre à son déchaînement, tous les lundis. Tous les lundis, au lieu de traiter de l'art de la cuisine dans le Massachusetts, tous les lundis, Mme Roosevelt a son couplet anti-colonialiste, et encore une fois, je regrette cette confusion des termes qui ne me permet pas d'utiliser un autre mot.

Je vous ai parlé des très grands seigneurs. Il y en a de moindres dont le jeu n'est pas moins clair, l'Inde.

Là, vous trouvez l'impérialisme à l'état pur, d'un pays émancipé certes, mais pour lequel se posent les problèmes les plus difficiles à surmonter que l'on puisse imaginer. 350, 400 millions d'habitants meurent de faim et à côté, il y a une Afrique presque vide. J'aime autant vous dire que cet anti-colonialisme me paraît un appétit de colonisation, je vous en donnerai une petite preuve qui me paraît symptomatique ; quand justement a été discuté le traité de Tutelle sur le Tanganika en Afrique, l'Inde a prétendu qu'elle était une puissance particulièrement intéressée. Il a été démontré qu'en effet, elle était intéressée et dans tous les sens du terme, et tous ceux d'entre nous qui ont mis les pieds à Madagascar savent quelle est l'attitude des négociants indiens et savent que là, il y a un commencement de manifestation, et ceux qui sont allés dans les Colonies de la Couronne de l'Est Africain savent que la présence indienne a un sens. Comment voulez-vous, d'ailleurs, qu'il en soit autrement ? Ce pays surpeuplé voyant cette Afrique que l'on dépeint comme un Eldorado, oubliant que c'est un pays pauvre, éprouve une espèce d'attrait ! L'Inde, très effectivement, veut chercher à être une grande puissance.

Pour cela, il y a deux moyens : ou dominer nettement et directement les territoires d'Afrique, ou, tout au moins, avoir tellement collaboré à une prétendue émancipation que ces pays restent sous sa mouvance ; la politique indienne est extrêmement explicable, c'est son jeu ; à nous, peut-être, de ne pas le faire !

Les États arabes, c'est presque la même chose : vous comprenez bien quel supplément de force apporte dans ces pays qui sont tellement divisés entre eux cette Ligue arabe. Vous comprenez bien que tant qu'elle est dans l'offensive, tant qu'elle peut progresser, elle maintient un minimum de cohésion.

Il y a eu Israël, mais c'est fini. Alors, on se retourne d'un autre côté et vous pensez à cette revanche contre la bataille de Lépante que serait l'expansion des pays de la Ligue arabe jusqu'à l'Atlantique.

Comment voulez-vous que, là encore, ça ne se manifeste pas ?

Il y a aussi les vingt et une Républiques d'Amérique latine dont l'attitude est complexe. C'est, pour une part, la contagion des États-Unis, pour une part, le réflexe d'anciens colonisés, enfin, d'anciens colonisés qui sont d'anciens colonisateurs, eux aussi. C'est surtout la revanche contre une état de colonisation de fait.

Cette attitude contre les puissances occidentales est le domaine où elles peuvent manifester, où elles peuvent arriver à faire sentir leur révolte, à faire sentir qu'elles sont contre cet Occident qui a le visage des États-Unis à leurs yeux. Il y a ce sentiment là, et il joue, sans compter quelques intérêts immédiats, dans le cas de l'Argentine, par exemple.

Vous venez de voir cet ensemble et vous comprenez qu'il y a une majorité de puissances revendicatrices à l'intérieur de l'ONU. Nous entendons parler de ces problèmes, un jour à propos du Maroc, un jour à propos de la Tunisie, mais c'est un problème de fond : il y a l'Organisation des Nations-Unies dont la majorité est entre les mains de gens qui, pour des raisons ou pour d'autres – qui sont toutes impérialistes – peuvent, et c'est leur force, malheureusement, s'habiller d'un décor extrêmement beau au point de vue sentimental et moral et ne trouvent trop souvent que des justifications, il faut bien le reconnaître, dans certaines de nos attitudes ;  ces puissances constituent une majorité, et, disons-le tout de suite, une majorité des 2/3 : la Charte est révisible, voilà les 2/3 qui peuvent la réviser.

C'est vous dire qu'il est peut-être temps de penser à ce problème avant qu'il ne se pose effectivement et que, puisque l'échéance est en 1955, nous avons quelques raisons de vous demander d'y réfléchir avant, car le jour où ces puissances demanderont la convocation de cette Conférence, ce jour-là, nous n'aurons plus le recul, le calme d'esprit nécessaire pour déterminer vraiment l'attitude qui doit être celle de notre pays pour le jour où ce dernier paravent qu'est la Charte actuelle des Nations-Unies aura sauté.

Je vous disais que cette majorité a eu comme lieu géométrique l'Organisation des Nations-Unies : c'était normal. Cet organisme était, congénitalement, impuissant, tournait à vide. Or, il n'y a rien de plus dangereux, que ce soit sur le plan interne ou sur le plan externe, qu'une institution qui n'a pas à travailler, car, immédiatement, elle sombre dans la démagogie. Or, l'Organisation des Nations-Unies ne pouvait pas travailler. Voyez-vous, à la Conférence de San-Francisco, on nous répétait à longueur de journée ce slogan : « Les grands se sont entendus pour faire la guerre, ils s'entendront bien pour faire la paix. Nous allons faire un grand Directoire des Grands qui va imposer la paix aux petites puissances ». Le malheur, c'est que la cassure du monde est passée entre les Grands et que rien n'avait été prévu pour cela, et, je crois d'ailleurs, qu'on n'avait pas voulu le prévoir, les uns pratiquant la politique très célèbre de l'autruche, les autres seulement parce qu'ils avaient une idée derrière la tête et qu'ils ne tenaient pas aux barrières préalablement dressées.

Seulement, une institution ne pouvant pas travailler sur le plan de la paix a cherché un autre domaine, d'autant qu'il y avait un Secrétariat général, animé de personnel valable, qui cherchait une occasion dans tous les domaines, mais qui, quand il voulait agir, avait l'impression que les murs allaient lui tomber sur la tête, parce qu'il ne pouvait rien faire sans mécontenter l'URSS ou les État-Unis.

Or, il y avait un domaine où l'URSS et les États-Unis se rencontraient, c'était le domaine privilégié, c'était vraiment celui où, avec allégresse, on pouvait se lancer – et dans ce domaine seul. Ils s'y sont lancés et l'action du Secrétariat des Nations-Unies a été, d'une façon constante, méthodique, appliquée, tournée contre les puissances administrantes jusque dans les détails. On pourrait vous dire qu'à l'Assemblée des Nations-Unies, quand un document intéresse une puissance administrante et qu'il est en sa faveur, il n'est jamais diffusé à temps ; par contre, quand il s'agit d'un document qui peut lui nuire, il est diffusé avant la date à laquelle il doit venir : nous pouvons constater cela cinquante fois !

Quand un autochtone d'un pays d'outre-mer vient parler de la puissance administrante, on le traite, Dieu sait comme, mais en plus, comme non représentatif et on prend toutes les dispositions, toutes les précautions pour le diminuer ; s'il est du camp adverse, alors, au contraire, il devient le porte-parole togolais, par exemple ! Jusque dans les détails les plus infimes, il y a une opposition constante et, d'ailleurs, nous ne pouvons pas nous en étonner, elle a été expliquée sous la signature du secrétaire des Nations-Unies, qui a été chargé de suivre tout cet ensemble de problèmes. Il nous a clairement expliqué son jeu, n'en soyons pas surpris !

Voyez-vous, je prends tout de suite une précaution : même si cela pouvait profiter d'une façon quelconque aux pays d'outre-mer, et vraiment cela pouvait contribuer à leur épanouissement, malgré tout le risque, malgré tout ce que cela peut avoir de déplaisant, malgré tout le danger pour notre pays, je n'en serais pas tellement choqué et je ne me sentirais pas le droit de me dresser, seulement, il y a, congénitalement, là encore, dans l'action de ces puissances, quelque chose de faussé et qui se sent d'un bout à l'autre dans cette action, c'est que ce n'est jamais une action en faveur des pays sous-développés, mais uniquement une action contre les puissances administrantes, et c'est là que se situe le drame, car une action contre n'est jamais quelque chose de constructif, parce qu'on se soucie extrêmement peu de ceux en faveur desquels, en principe, on agit. Il s'agit surtout de démolir la position internationale d'un certain nombre de puissances pour en ramasser les morceaux.

C'est vous dire qu'il s'agit d'une action contre – et je vous le prouverai tout à l'heure, je me contente de l'affirmer pour le moment – et non pas une action pour, et si je me sens la liberté morale d'y être opposé à cette action, c'est qu'il n'y a à sa base aucun souci de venir en aide aux pays d'outre-mer, et je vais immédiatement vous en donner une preuve.

Il y a un pays d'Amérique latine, Cuba, qui est allé jusqu'à affirmer à une des séances de la 4ème Commission : « Vous comprenez, ces puissances administrantes, il faut les tenir en tutelle, il faut les serrer, parce qu'avec leurs plans d'équipement, elles développent leurs pays d'outre-mer et nous ne pourrons plus, nous, supporter leur concurrence ».

Voilà ce qui a été dit par le représentant de Cuba en 1946 à la 4ème Commission des Nations-Unies !

C'est vous dire à quel point il ne s'agit pas d'une action en vue de préserver les peuples d'outre-mer à laquelle nous pourrions collaborer, ou dans laquelle nous pourrions trouver une aide, un appui qui pourrai soutenir notre politique ! Non, il s'agit d'être contre, il s'agit d'une manœuvre impérialiste, et c'est elle que nous retrouverons l'année prochaine quand va se poser ce problème, quand va se réunir – car elle se réunira – cette conférence pour la révision de la Charte des Nations-Unies.

Sur quel point précis portera cette action ? Je vous ai dit : titre XI et titre XII. Il n'y a qu'à voir ce qui s'est passé jusqu'ici.

Le titre XII est celui qui institue les tutelles.

La tutelle, instituée par les traités de 1946 entre la France et le Togo-Cameroun, la Belgique et certains territoires créait trois ordres de limitation :

Dans le temps, les traités de 1946 n'ont pas déterminé la durée de la tutelle et, au départ, il n'était pas question de la déterminer ; c'est seulement le degré d'évolution du peuple sous tutelle qui devait la commander.

Bien entendu, tous les ans, soit par l'URSS soit par l'Inde, on a eu des propositions nonobstant – pour parler comme les gendarmes – les clauses des traités qui font la Charte des Parties ; il y a eu depuis le début des offensives et surtout, il y a eu le Traité sur la Somalie italienne qui avait une tutelle limitée à dix ans et cet exemple a été repris pour limiter, dans le domaine de la Tutelle, les pouvoirs de la puissance administrante.

Ensuite, dans les objectifs, les traités ont permis au pays, à la puissante administrante, d'administrer les pays d'Outre-Mer qu'elle détient en tutelle, conjointement avec d'autres pays. C'est ce qu'on appelle l'Union administrative. La France, d'ailleurs, n'a pas fait d'Union administrative, dans le cas du Togo ou du Cameroun ; il ne s'agit pas de savoir si elle a eu tort ou raison. La Grande-Bretagne en a fait, la Belgique aussi et tous les ans, on voyait une offensive contre cette union administrative, non pas parce que les peuples avaient à s'en plaindre, mais parce que c'était institué un devenir à cette Tutelle et un devenir qui était en liaison avec d'autres pays, et en liaison avec la puissance administrante.

Alors, on a institué un Comité – c'est toujours comme cela que commence l'ONU – pour trois ans, constitué de l'Argentine, des Philippines, de la Nouvelle -Zélande et des États-Unis pour surveiller les Unions administratives, et puis, au bout de quelque temps, ce Comité a trouvé que la tâche n'était pas suffisante et il a demandé à étudier les problèmes que parait-il, pose la participation du Togo et du Cameroun à l'Union Française.

Commencé pour les Unions administratives, il a remis en question ce fait de la participation du Togo et du Cameroun, comme territoires associés à l'Union Française, alors que les traités de 1946 disent expressément – c'est la lettre  même du traité – que la France peut les administrer comme partie intégrante de la République française.

Et surtout, il y a eu une sorte d'effort.

Le Conseil de tutelle, voyez-vous, donnait une certaine garantie aux puissances non administrantes. C'était d'ailleurs théorique puisque, parmi les participants, il y avait les États-Unis qui se rangent rarement dans le camp des administrants, mais généralement dans le camps des administrés.

Cette parité théorique, on a essayé de la tourner – et ce sera un point sur lequel devra porter la révision – de tous les côtés, de dériver les questions vers le Conseil Économique et social, et parce que cela ne se pose pas là et qu'il n'y a pas de parité, on a essayé de subordonner le Conseil de Tutelle à la 4ème Commission de l'ONU parce que, là non plus, il n'y a pas parité.

On a fait effort pour que les missions de visites ne soient pas paritaires et alors, suivant une procédure que nous allons retrouver et qui est constante à l'ONU, on a excipé d'un précédent. On a dit : « Déjà elles n'ont pas été paritaires » et ceci, parce qu'il y avait eu, dans la mission qui a visité Samoa, un technicien qui appartenait à une puissance étrangère au Conseil de Tutelle, auquel on avait demandé son aide, parce qu'il était spécialiste de questions démographiques.

Eh bien, on a cherché cela comme précédent et on a essayé d'obtenir que cesse la parité dans les missions de visites.

En ce qui concerne les pétitions, on a essayé de les retirer au Comité de tutelle, pensant que la parité pourrait être remise en cause. C'est sûrement un des points sur lequel viendra porter l'action de révision à cette Conférence qui aura lieu.

Elle visera à limiter la durée des tutelles, à tâcher dans toute la mesure du possible, de les rendre conjointes, à obliger à ce que cela n'aboutisse à aucune formule, je ne dis pas d'assimilation, mais de maintien de liens comme ceux de l'Union Française, et à renforcer la surveillance sur la puissance administrante.

Voilà les trois points, certainement, sur lesquels portera la révision.

Vous trouverez aussi une offensive contre le titre XI et là, l'offensive sera un peu différente. Elle consistera certainement à faire la contagion du Titre XII – et c'est pourquoi j'ai commencé par lui – sur le Titre XI, c'est-à-dire à substituer aux liens actuels les tutelles, les tutelles internationales et, dans la mesure du possible, les tutelles conjointes.

Il n'y a qu'à voir, dans ce domaine, le développement d'une jurisprudence dont la plateforme était pourtant très limitée, puisque c'était simplement la fourniture de renseignements économiques et sociaux à l'Organisation des Nations-Unies.

« Fourniture de renseignements », cela a l'air anodin : on envoie des renseignements, des statistiques au point de vue économique et social. Seulement, vous assistez à une double offensive, et ceci, quelle que soit la lettre de la Charte : la première a été de partir de cette plateforme en la transformant en un contrôle.

Ces renseignements, on les a publiés, puis on a dit : «Il faut les vérifier, les contrôler », et on a institué un Comité pour un an, ensuite pour trois ans – on retrouve toujours le même processus, ils n'ont pas beaucoup d'imagination – un Comité paritaire calqué sur le Conseil de tutelle de façon, le plus possible, à donner la même forme, et parallèlement, on essayait – c'est la grande offensive de 1949, du 2 Décembre 1949 – d'obtenir également des renseignements d'ordre politique et administratif, de façon à subordonner l'administration et la politique des puissances administrantes  à l'Organisation des Nations-Unies, comme s'il y avait tutelle.

Voilà les deux points et voilà ce que nous retrouverons : c'est pourquoi il faudrait se prémunir contre cette offensive dont, je vous le rappelle, je ne m’effraierai pas si elle n'était pas simplement contre, si elle était pour, si elle avait quelque chose de constructif, si elle devait aider au développement de ces peuples, mais qui est purement l'expression d'impérialismes. Cette offensive va se porter sur ces deux points : d'une part raffermir, renforcer les tutelles en dépit des traités préexistants, d'autre part, arriver à transformer les petites plate-formes actuelles du titre XI en une tutelle généralisée.

Ce sont là les deux points que nous allons retrouver et c'est là, si vous voulez, le point où nous devons faire porter notre réflexion puisque, pour une fois, nous essayons de prévoir et de ne pas attendre que les événements se passent.

Je vous disais tout à l'heure que cette offensive je pourrais ne pas m'en effrayer si je ne savais pas ce qu'il y a derrière, mais je vois que l'Organisation des Nations-Unies est incapable d'assumer le rôle auquel elle prétend et c'est une première objection. Elle en est incapable, parce qu'il ne faut pas oublier que les puissances qui composent la majorité ont chacune, chez soi, des choses à expier au moins aussi graves que les pires péchés du colonialisme : vous comprenez, la question noire des États-Unis, la suppression de trois Républiques d'un coup et leur déportation au fond de la Sibérie par l'URSS, les fellahs des Indes, les Intouchables des Indes, les parias des Indes, et cette situation sociale, cette stratification sociale, rien que l'analphabétisme de l'Égypte – pour prendre un territoire où se passent des choses qui ne sont pas les plus belles – qui a vingt-cinq fois plus de policiers que l'Algérie et quatorze fois moins d'instituteurs ! Les pays où quelquefois vous trouvez 100% d'analphabètes comme dans certaines parties du Pakistan, vous comprenez, si c'est pour transférer – je ne dis pas que ce que nous faisons soit bien, loin de cela – même le mélange où il y a trop de mal de ce que nous faisons à une Tutelle exercée par des gens qui, chez eux, sont très en retard sur nos pays d'Outre-Mer, si c'est pour permettre simplement à l'Inde de faire une colonie avec toute l'Afrique, qu'ils appellent cela comme ils veulent, mais que l'on ne donne pas le nom noble d'anti-colonialisme à une pareille offensive et même, là, moralement, ce n'est pas du patriotisme ou du nationalisme et là, nous n'avons pas le droit de céder. Telle est, au moins, mon opinion.

Je vous ai dit, d'ailleurs que la jalousie s'exerçait non seulement contre la puissance administrante, mais contre l'administré et je vous ai rappelé à ce sujet les propos du représentant de Cuba.

J'ajouterai encore que la tutelle conjointe, la tutelle généralisée, telles qu'ils l'entrevoient prête même à cette espèce de débordement d'impérialisme, parce que la tutelle, on l'oublie trop, est une fausse générosité, ce n'est pas une Association entre administrants et administrés, qui donnerait à l'administré un contrôle sur l'administrant, c'est une Association entre administrants ; si vous additionnez l'Inde, le Pakistan et les Philippines, vous n'aurez pas les Cambodgiens dans l'opération et s'ils s'exerçaient à faire une tutelle sur le Cambodge pour prendre un exemple absurde, la tutelle conjointe peut permettre les plus grands déchaînements d'impérialisme et de colonialisme, puisqu'elle peut rassembler les colonisateurs à l'exclusion des colonisés.

C'est dire à quel point ce n'est pas une garantie juridique que de s'attacher à la tutelle conjointe, c'est l'inverse même d'une garantie juridique, car il y a plus de chances encore d'une exploitation dans un rassemblement impersonnel comme celui-là que dans une Association où les gens, même s'ils abusent, ont l'arrière-pensée qu'ils doivent vivre ensemble et qu'il y a des précautions à prendre.

Et puis, il y a une dernière preuve que c'est contre et non pas pour.

Je vous ai dit qu'un certain nombre de puissances étaient comme au ban d'infamie permanent, comme nous, mais alors je m'étonne que soient considérées comme administrantes, comme puissances coloniales infâmes, un certaine nombre de puissances nommément désignées et que d'autre part, soient admises des populations tout aussi allogènes et même davantage dont on ne parle jamais, parce qu'il y a ce que l'on appelle le complexe de l'eau salée et que quand la puissance administrante est séparée par un bras de mer de son administrée, l'ONU s'en occupe, alors que quand il n'y a pas de bras de mer, elle ne s'en occupe pas.

L'URSS n'a jamais eu à fournir de renseignements sur les Ouzbegs ; quand elle a supprimé les Tartares de Crimée, et qu'elle les a envoyés en Sibérie, personne ne lui a demandé de renseignements.

La question ne se pose que quand il y a de l'eau salée. Par exemple, la Côte d'Ivoire et le Libéria sont deux territoires qui sont l'un à côté de l'autre et qui ont dans le nord des populations identiques, très peu développées. La France, en Côte d'Ivoire, doit fournir des renseignements et on épluche son administration, tandis que le Libéria, personne n'épluche son administration sur les mêmes populations, or j'aime autant vous dire que dans la capitale du Libéria on n'a pas un sentiment de développement des autochtones du Nord du pays beaucoup plus tendre que dans l'endroit le plus violent de la Côte d'Ivoire et à la pire période !

C'est vous montrer encore combien c'est contre et non pas pour. On ne se soucie pas des populations, puisqu'il suffit qu'il n'y ait pas un bras de mer pour que leur sort ne présente plus aucun intérêt, qu'il n'y ait plus aucunement à savoir si elles sont heureuses ou malheureuses.

L'origine c'est qu'on avait tellement peur de retomber dans l'affaire des minorités que, dès qu'il n'y a pas eu de bras de mer, on s'est gardé d'intervenir.

Je pourrais vous citer l'exemple de la Guyane : la Guyane étant un département, c'est fini pour nous, mais le Venezuela qui administre de la même façon, - moins bien encore – un morceau de Guyane, le Brésil qui en administre un autre bout, n'ont pas à fournir de renseignements, simplement parce qu'on ne traverse pas la mer. C'est vraiment la seule différence !

Et même encore plus, il y a des pays pour lesquels on traverse la mer et qui n'ont pas à fournir de renseignements. Pourquoi la Chine nationaliste n'a-t-elle jamais eu à fournir de renseignements sur Formose ? Les Formosans ne sont pas chinois, Formose est une Colonie de la Chine – elle l'a toujours été, je ne parle même pas de la situation actuelle.

Le Chili administre l'Ile de Pâques, comme nous administrons les îles dans le Pacifique. Il n'y a pas de différence congénitale intrinsèque entre l'Ile de Pâques et telle et telle des Iles Marquises. Le Chili, pourtant n'a pas à fournir de renseignements, personne ne lui demande rien, alors qu'à nous, on nous en demande.

L'URSS administre les Kouriles, il y a pourtant un bras de mer, mais personne ne lui demande de renseignements. Elle n'est pas puissance coloniale, ou au ban d'infamie des puissances administrantes et pourtant, les pêcheurs des Kouriles ne sont peut-être pas dans une situation plus heureuse.

C'est vous dire à quel point il s'agit, non pas de cette action pour qui pourrait être heureuse, mais de l'action contre, et j'analyserai, revenant au sujet, cette action des Nations-Unies comme un immense manque à gagner.

Si elle avait vraiment apporté quelque chose de constructif, si elle avait exercé des représentations qui aient été une critique – Dieu sait qu'il y a à critiquer, mais une critique constructive – nous aurions pu en tirer profit ou, tout au moins, les populations en auraient tiré profit, au lieu de cette espèce de hargne, cette hargne obligatoire, puisque, nous l'avons vu, il y a un objectif qui n'a rien à voir avec les populations, l'objectif de substituer une colonisation à une autre, l'objectif d'arriver pour l'Inde à se dire que l'Afrique serait une bonne colonie, ou un bon protectorat ; l'objectif pour l'URSS de faire sauter l'arrière des Puissances Occidentales, l'objectif pour les États-Unis de libérer à très bon compte une conscience un peu ternie.

Alors, puisque cette conférence aura lieu, puisque nous avons vu les points sur lesquels elle porterait, quelle peut être l'attitude à prendre ?

On peut accepter d'en passer par là. Je vous avouerai que, pour ma part, je m'y résignerai très difficilement et je vous donne la raison. Je ne m'y résignerai pas, parce que je ne vois pas quel profit quelque territoire que ce soit pourra en tirer, mais je vois, par contre, admirablement, le profit qu'un certain nombre d'impérialismes peuvent en tirer. Je crois que les preuves sont faites, je crois qu'en dix ans de son histoire l'Organisation des Nations-Unies a suffisamment montré ce qu'elle est, comment elle se venge de son impuissance congénitale, dans ce qui serait son objet essentiel sur d'autres domaines.

Évidemment, vous allez me dire : on pourrait faire la part du feu, on peut accepter telle de ces dispositions qui n'est pas dangereuse, on peut fournir des renseignements politiques. Cela pourrait être normal dans un autre complexe et je ne demanderai pas mieux : rien dans ma doctrine ne m'empêcherait de contrôler internationalement une action si elle est faite normalement, si ce n'est pas être l'auxiliaire d'un impérialisme étranger seulement, si nous cédons un petit peu, nous savons trop bien, par cette exploitation des précédents, ce qui se passera !

Je vous ai dit, parce qu'on avait accepté pour la mission de visite à Samoa qu'un malheureux fonctionnaire de la suite de la Mission de visite ait appartenu à une puissance autre que celle qui participait à la mission en question, que cela avait été pris comme un précédent.

Je vous en citerai un autre.

L'UNESCO, vous le savez, a un but purement culturel. On a admis que les Pays d'Outre-Mer dépendants y soient représentés comme membres Associés et c'était très légitime. Il était normal que ces pays où certaines formes de civilisation particulière sont différentes de celles de leur métropole, dans un ensemble culturel, se manifestent. Seulement, on a excipé cela comme un précédent et dès qu'on y a consenti on a dit : « Puisqu'à l'UNESCO les pays dépendants sont admis comme membres associés, il faut les associer de la même façon, dans les mêmes termes, à tous les organismes de l'ONU. »

Vous voyez donc cette offensive qui exploite chaque précédent si bien que si on entre – tout au moins telle est mon opinion – dans la dialectique, si on entre dans le circuit, si on entre dans l'engrenage, on est sûr que la roue continuera de tourner et, de précédent en précédent, nous sommes absolument certains – c'est du moins ce que je pense et ce que je prévois – d'aller jusqu'à l'extrême bout de la roue et des concessions.

Alors, il y a deux choses à faire, et jusqu'à présent, je n'ai vu que ces deux-là.

Le refus de cette Conférence en faisant savoir que si elle se réunit, nous cesserons d'appartenir aux Nations-Unies. C'est évidemment une responsabilité difficile à prendre, parce que cette conférence peut avoir d'autres objectifs et qu'on additionne des motifs différents d'impopularité. Cette conférence aura d'ailleurs pour principal objectif, l'abolition de la règle du veto. Je n'en suis pas partisan, parce que je sais trop bien ce que, dans les affaires de Tunisie, du Maroc, cela donnerait. D'ores et déjà, il y aurait menace pour la paix dans l'Aurès et dans toutes les parties du monde – au Conseil de la paix, la France opposera son veto, ce n'est pas la peine de poser la question – vous auriez une généralisation, une aggravation immédiate de tous les problèmes d'Outre-Mer, car ce serait traité en question internationale, si bien que, même cette question anodine du veto, transportée dans un pareil cadre, dans un pareil état d'esprit, ne peut pas ne pas provoquer cet effet.

Je crois que le plus simple est d'abord de ne pas donner prétexte à ces interventions par une administration, par une justice plus générale, c'est vrai, mais bien qu'étant au mois de décembre, je ne crois pas aux miracles permanents, je ne crois même pas au Père Noël – je suis partisan de l'assassiner, je dis que cela ne suffirait pas car nous pourrions avoir une administration constituée par les 9 hiérarchies des anges, nous pourrions ne plus avoir aucune faute de colonialisme – et nous en avons – devenir tous des saints et, hélas, comme dit Léon Blois, la plus grande tristesse c'est que nous ne soyons pas tous des saints, nous pourrions avoir tout cela, l'Organisation des Nations-Unies trouverait encore des prétextes ou en fabriquerait – elle l'a fait dans le passé, elle peut bien le faire dans le présent !

Personnellement, je ne vois qu'une issue et ce n'est pas de gaité de cœur que je m'y rallie, c'est celle que je soumets le plus à votre discussion. Il me semble que la discussion réside dans le caractère même de nos pays d'Outre-Mer et dans la constitution que nous leur avons donnée, à laquelle à mon sens – Pflimlin en parlera demain – il faut donner de plus en plus son impulsion, avec laquelle, de plus, il faut laisser suivre son impulsion.

Nos pays d'Outre-Mer ont perdu énormément de caractères qui dont des pays non autonomes. Ils ont des assemblées locales auxquelles je souhaite qu'on donne toujours plus d'autonomie, je souhaite qu'on y ajoute de conseils de Gouvernement.

Quand ces institutions fonctionneront, le « non-autonome » sera déjà bien limité et il est déjà limité du reste : il y a dans cette salle un sénateur d'Outre-Mer et il y a des députés d'Outre-Mer au Parlement. Je crois que c'est faire injure aux représentants élus des Territoires d'Outre-Mer que de les appeler représentants de « Pays non-autonomes ».

Je crois qu'on peut dire que nos pays d'Outre-Mer, compte tenu des institutions déjà existantes, compte tenu du développement qu'il faut imprimer à ces institutions, je crois qu'on peut dire que nos pays d'Outre-Mer ne sont pas des territoires dépendants : je crois que c'est la seule façon de s'en tirer.

Seulement, voyez-vous, il faut prendre une résolution comme celle-là en connaissance de cause et en sachant les répercussions que cela entraînera, car je vous le dit tout de suite très franchement, ce sont de ces solutions qui sauvent la vie peut-être, mais qui causent beaucoup d'ennuis !

Vous aurez des ennuis sur le plan national et sur le plan international.

Je commence par le plan international : vous aurez d'abord une réaction vive de l'ONU – ce n'est pas ce qui m'inquiète le plus.

Il y a deux de nos pays d'Outre-Mer – j'entends pays pour prendre un terme qui convienne à toutes les situations juridiques – pour lesquels nous pouvons envisager la question : pour l'un, nous ne le pouvons pas encore, mais pour l'autre, ce sera possible demain. Compte tenu de l'autonomie interne de la Tunisie, nous pourrons dire que ce n'est pas un pays non autonome, la preuve, c'est qu'on lui donne son autonomie.

Pour le Maroc, ce n'est pas fait et ce n'est guère faisable avant un certain délai certainement et avant que soient remplis des « préalables » qui ne sont pas tous faciles ni rapides à établir.

Et puis, un déchaînement de toutes ces puissances contre nous : il faut nous attendre à une impopularité internationale certaine.

D'autre part, et c'est plus grave – car j'avoue que les aspects internationaux ne m'émeuvent pas beaucoup – il faut nous dire que nous ne serons pas compris dans nos pays d'Outre-Mer.

Mettez-vous dans la psychologie normale de leurs habitants. Ils ne peuvent pas comprendre d'emblée – vous comprenez que cette analyse à laquelle je viens de me livrer n'est pas à leur portée, ils n'ont personne pour leur dire que l'Organisation des Nations-Unies est un théâtre d'impérialistes, ils peuvent le prendre pour un lieu d'émancipation, et le prendre comme tel et chaque fois qu'ils souffrent de quelque chose, il est normal qu'ils disent : « Si nous pouvions recourir à une instance internationale ... ». C'est naturel et chacune de nos erreurs engendre ce réflexe !

Par conséquent, ils ne comprendront pas, pour commencer, notre position, elle sera impopulaire dans ces pays, et c'est un fait qu'il faut envisager – pour ma part, je parle en mon nom propre, et même pas en m'engageant moi-même en vous posant la question – il faut savoir qu'il y aura forcément cette double répercussion.

Doit-on la surmonter ? Il y a le choix entre cette position et l'engrenage. Ce qui m'impressionne le plus, car je suis l'homme des compromis par tempérament, c'est que dans l'engrenage, il n'y a pas de compromis possible, car le compromis va être le pédalier pour rebondir un peu plus haut – c'est la technique du précédent - et c'est peut-être ce que je reproche le plus aux Nations-Unies.

C'est ce qui m'impressionne le plus, parce qu'encore une fois, on ne peut pas l'éviter, on ne peut pas dire : « On cède cela, c'est juste », non, on ne peut même pas, vis-à-vis de cette mauvaise foi concéder ce qui serait juste, on ne peut pas, parce que ce qui est juste est immédiatement exploité à des fins injustes.

Marie-Hélène Lefaucheux vient d'arriver, il y a 24 heures, de la dernière session des Nations-Unies. Elle aura la gentillesse de vous dire si j'ai commis des erreurs, si ma position est erronée.

Je voulais vous indiquer ce problème dont on ne parle pas, qui est ignoré, car vraiment il y a là une échéance et une échéance grave.

Quelle que soit la façon dont on envisage le problème, quelle que soit la solution qu'on doive lui apporter, 1955 posera un problème international grave, il faut y être préparé, qu'on adopte la solution qu'on veuille, qu'elle soit réfléchie, que ce ne soit pas la nervosité de la dernière minute, pas non plus l'improvisation ni le laisser-aller, parce que c'est la dernière minute et qu'il ne faut pas travailler avec X... qui tient les dollars, ou Y... qui tient, non pas les roubles, parce que ça ne se distribue pas, mais l'accord sur Berlin, ou je ne sais quel contact ou preuve de coexistence pacifique !

Il faut que les choses soit faites en soi, vues en soi, que l'outre-mer ne soit pas, pour une fois, livré à l'enjeu, ou à des surenchères de politique intérieure, ou même à des difficultés et des accidents de la politique étrangère, que ce problème qui est indéniablement un problème – parce que la majorité des 2/3 est facile à réunir – qui se posera, soit étudié d'avance et c'est pour cela que nous nous sommes permis – et je suis navré que ce ne soit pas Juglas qui l'ait fait avec plus de talent et d'autorité que moi – d'en traiter. J'ai essayé de mon mieux de pallier le fait qu'il ne soit pas venu, de poser ce problème qui, je l'affirme, se pose.

(applaudissements)

M. Paul Coste-Floret. Je remercie en votre nom à tous Georges Le Brun Keris de cette magnifique conférence ; il a posé devant vous un problème actuel trop peu connu, qu'il est bon que nous étudions ensemble pour essayer de découvrir les principes de sa solution.

Au mois de février dernier, j'ai eu le très grand honneur d'aller parler à Bruxelles devant 1500 personnes sur la nouvelle politique de la France d'Outre-Mer, contradictoirement avec le Gouverneur Général Rytmans (?) qui parlait de la politique belge et un haut fonctionnaire anglais qui parlait de la politique anglaise. Ce fut une soirée très intéressante au cours de laquelle – Georges Le Brun Keris le sait puisque je lui ai envoyé mon papier – j'ai précisément abordé le problème qu'il vient aujourd'hui de traiter devant vous. Je l'ai abordé longuement car je crois aussi que c'est un des problèmes fondamentaux pour tout ce que nous faisons pour l'avenir d'Outre-Mer.

Il sait que mes conclusions rejoignent les siennes et presque dans les mêmes termes. Je vous ai dit tout à l'heure, en essayant d'introduire sa conférence, que l'Organisation des Nations-Unies et plus spécialement sa 4ème Commission, était hélas, aujourd'hui, le lieu géométrique de l'anti-colonialisme dans le sens qu'a précisé Georges Le Brun Keris où dans le sens où il entend ce mot.

Quel est le problème ? Le problème est que la Charte est révisible : nous arrivons à l'expiration des dix années qui étaient prévues pour que la révision soit possible, pour que la majorité des 2/3 existe.

Nous nous trouvons en face de deux données dans lesquelles, je crois, on peut synthétiser cette leçon : d'une part, le contrôle est mal fait parce qu'il est fait contre la puissance administrante, et non pas, comme il devrait l'être, pour le peuple administré. D'autre part, pour cette considération d'ordre politique qu'a soulignée Le Brun Keris en disant que c'était le seul sujet sur lequel les deux grands géants – je veux dire l'URSS et les États-Unis d'Amérique – ne se contredisent pas.

J'irai même plus loin que vous, cher Ami, je dirai que c'est le seul sujet sur lequel ils font surenchère l'un sur l'autre, car nous nous trouvons en réalité, à l'Organisation des Nations-Unies en présence d'une surenchère des États-Unis et de l'URSS sur cette question.

Il faut donc savoir comment nous allons faire et où nous allons aller.

Je ne veux pas préjuger de la discussion. J'indiquerai peut-être tout à l'heure, lorsque vous aurez émis vos opinions quelles sont mes vues personnelles ; plusieurs d'entre vous les connaissent – je vois Marie-Hélène Lefaucheux qui approuve – elles rejoignent aussi avec des nuances de pensée celles de Georges Le Brun Keris, mais je ne veux pas vous influencer après avoir posé la question, sur la façon de la résoudre.